11.
Le cimetière
Beltane, 1979
Il y a à peine vingt-quatre heures que je suis mariée, et déjà mon époux menace de me quitter. Il pense que j’ai orchestré la cérémonie sans tenir compte de ses désirs, que je l’ai trahi… Il s’en remettra. Une fois calmé, il se rendra compte que tout va bien, que nous étions bel et bien faits l’un pour l’autre.
Pourquoi ai-je épousé Daniel Niall ? Parce que je le voulais trop pour le laisser partir, parce que j’ai besoin de savoir qu’il ne vit que pour moi. Ma mère aurait approuvé notre union. Cependant, tous ceux qui me connaissent vraiment sont persuadés que j’ai perdu la tête, j’ai pourtant pris la bonne décision, je le sais.
La cérémonie était telle que je l’avais toujours rêvée : primitive, puissante, magnifique. Sous la pleine lune, nous étions nus, entourés par les autres membres de Turneval qui chantaient, tandis qu’un lourd parfum d’herbes flottait dans l’air et que le feu de joie nous réchauffait. J’avais l’impression d’être la Déesse elle-même, symbole de vie et de fertilité. Pour moi, il était normal que nous nous embrassions, que j’entrouvre les lèvres et me presse contre lui. Comment aurait-il pu résister à cet appel ? C’était la pleine lune, nous étions nus et enlacés… nous avons fini par nous unir. Cependant, après le rituel, Daniel s’est senti rabaissé, humilié de s’être laissé ainsi emporter devant les autres.
Comment concilier mes deux vies ? Comment lui dissimuler mes travaux au sein d’Amyranth ? Comment le protéger de ce coven ?
S.B.
* * *
Le dimanche matin, j’ai de nouveau échappé à la messe, malgré le regard désapprobateur de ma mère. J’ai même refusé de les rejoindre au Widow’s Vale Diner, où nous déjeunions habituellement après l’office : je jeûnais pour purifier mon corps avant le rituel du tàth meànma brach. J’ai passé la matinée à méditer dans ma chambre pour clarifier mon esprit, comme me l’avait recommandé Alyce.
À onze heures, je mourais déjà de faim. Alors que mon estomac réclamait sa dose de Coca matinal, j’ai résisté héroïquement. Vers midi, je venais tout juste de sortir mon autel de ma penderie quand Hunter a téléphoné.
Il m’a dit d’une voix neutre qu’il avait fouillé la maison de Selene et les environs, mais que Cal demeurait introuvable.
— J’ai découvert des traces de son passage, rien de plus. Je ne le croyais pas assez puissant pour dissimuler sa piste. On dirait que je me trompais.
— J’ai hâte d’être à ce soir, ai-je lancé pour changer de sujet. Même si je suis un peu nerveuse.
— C’est normal, ne t’inquiète pas. Tu peux venir à la maison vers trois heures. Sky et moi, on t’aidera à te préparer. Tu devras boire une infusion spéciale et prendre un bain afin de te purifier parfaitement. Sky te prêtera une robe de lin vert. Dis à tes parents que tu as prévu de dîner chez nous et que tu rentreras tard.
— Entendu, ai-je murmuré, un peu effrayée par ce qui m’attendait.
— Ça va aller, Morgan, m’a-t-il rassurée d’un ton plus doux. Tu es forte, plus forte que tu ne le crois.
De retour dans ma chambre, j’ai ouvert le grimoire qu’Alyce m’avait prêté pour prendre connaissance du sort de purification qu’elle avait sélectionné. Cependant, il m’était impossible de me concentrer. Et la faim n’était pas seule en cause. Malgré mes trois heures de méditation matinales, je n’avais pas atteint l’état de paix intérieure requis pour le rite. Cal me tourmentait toujours. Je pensais trop souvent à lui, à ses motivations réelles, et cette inquiétude transparaissait même dans mes rêves.
Il fallait que je lui parle, que je sache une bonne fois pour toutes ce que je ressentais pour lui. Sans quoi je ne pourrais jamais tourner la page et je ne pourrais pas non plus accomplir le tàth meànma brach avec Alyce.
Je n’avais pas le choix, même si c’était risqué. Sans me laisser le temps de changer d’avis, j’ai pris Das Boot pour me rendre au vieux cimetière méthodiste, où Cirrus avait célébré Samhain. Où Cal m’avait embrassée pour la première fois.
Je me suis assise sur la vieille pierre qui nous avait servi d’autel et, essayant d’ignorer le froid mordant et la peur, j’ai appelé Cal à moi.
Alors que, par le passé, il ne mettait que quelques minutes à me rejoindre, cette fois-ci il m’a semblé attendre une éternité avant de le voir apparaître entre les genévriers bordant le cimetière. Le fait que nous étions en plein jour, et non sur une route déserte en pleine nuit, m’a rassurée.
— Morgan, a-t-il commencé en s’approchant de moi d’un pas silencieux.
— Merci d’être venu.
Son beau visage exprimait à la fois la prudence et l’espoir. Par méfiance, il avait déployé ses sens comme pour s’assurer que j’étais bien seule.
La dernière fois que nous nous étions retrouvés là, il m’avait traînée de force jusque chez lui et avait tenté de me tuer. Aujourd’hui, malgré une légère appréhension, j’étais plus forte, plus préparée. Et, cette fois-ci, je n’hésiterais pas à appeler Hunter à l’aide.
— Je suis content que tu m’aies contacté, a-t-il déclaré en se plaçant devant moi, accroupi, les mains sur mes genoux.
Instinctivement, je me suis écartée pour me dérober à ce geste un peu trop familier à mon goût.
— J’ai tant de choses à te dire, à te faire partager… J’espère que Gìomanach n’a pas réussi à t’influencer.
Il avait craché le nom de sorcier de Hunter comme une insulte.
— Cal, je dois savoir la vérité. Tu t’es vraiment retourné contre Selene ? Tu veux l’arrêter, maintenant ?
Une nouvelle fois, il a posé les mains sur mes genoux ; je sentais la chaleur de sa peau à travers mon jean.
— Oui, m’a-t-il confirmé en approchant son visage du mien. J’ai coupé les ponts. Selene est ma mère, et j’ai toujours été loyal envers elle. Cependant, tu m’as ouvert les yeux. La magye noire est taboue pour une bonne raison. J’ai choisi de te rejoindre, Morgan. Je t’aime.
D’un geste, j’ai chassé ses mains.
— Je me souviens d’une époque où tu ne me repoussais pas, bien au contraire, a-t-il bougonné, visiblement contrarié.
— C’était avant que tu essaies de me tuer, ai-je répondu, furieuse.
— Non ! Je voulais te sauver !
— Tu voulais me contrôler ! Tu m’as immobilisée ! Si tu avais eu la franchise de m’expliquer les intentions de Selene, j’aurais pu prendre des mesures pour me défendre. Toi, tu ne m’as jamais laissé le choix ! Tu te croyais si supérieur que tu décidais de tout.
— Morgan, a-t-il repris d’un ton posé qui m’a énervée plus encore, tu venais de découvrir la Wicca. Il fallait que je te guide, c’était mon devoir. Tu as bien vu ce qui est arrivé quand tu as jeté un sort à Robbie. Tu étais un vrai danger public. Mais ça ne m’empêche pas de t’aimer comme un fou, Morgan. Tu me complètes, tu es mon âme sœur, ma muìrn beatha dàn. Nous sommes destinés à être ensemble, à faire de la magye ensemble. En joignant nos pouvoirs, nous pourrions changer la face du monde…
— Non, Cal, ai-je répliqué malgré la douleur qui me transperçait de part en part. Je ne suis pas ta muìrn beatha dàn et, nous deux, c’est fini pour de bon.
Pourquoi était-ce si dur, même après tout ce qu’il m’avait fait subir ?
— C’est ce que tu crois, a-t-il affirmé, mais tu te trompes.
Il m’a dévisagée de son regard doré, et j’ai cru entrevoir au fond de ses yeux un éclair de folie. Par la Déesse, me suis-je dit en prenant peur, pourquoi suis-je venue là toute seule ?
— Morgan, je t’aime, a-t-il susurré avec une expression qui, il y a quelque temps encore, m’aurait fait fondre. S’il te plaît, donne-moi une autre chance.
Ma respiration s’est accélérée. Comment allais-je me sortir de là ? Ce n’était pas le Cal que j’avais connu. D’ailleurs, avait-il seulement existé ? Je devais partir d’ici, et vite. Il me terrifiait. Il me répugnait, même.
Soudain, comme si je venais de souffler une bougie, les sentiments que je nourrissais encore pour lui ont disparu. J’ai eu l’impression qu’on m’ôtait un éclat de verre planté dans le cœur et qu’il n’en restait qu’une blessure sanglante. La gorge nouée, je me suis retenue de verser des larmes sur la mort de la Morgan naïve que toute cette mascarade avait rendue si heureuse.
— Non, Cal, ai-je protesté. C’est impossible.
— Morgan, tu ne sais pas ce que tu dis, a-t-il rétorqué d’un ton aux accents de mise en garde. Nous sommes unis corps et âme, tu l’as oublié ? Tu m’aimes !
— Nous n’avons jamais uni nos corps. Et je ne t’aime plus.
— C’est trop tard, Sgàth !
C’était la voix de Hunter. Comment avait-il pu surgir d’un coup, sans que nous le sentions approcher ?
— Il n’y a rien à traquer par ici, Gìomanach, a lancé Cal. Aucune vie à détruire, aucune magye à arracher.
Des courants magyques commençaient à tournoyer autour de lui, comme s’il se préparait à se battre. J’ai quitté ma place sur la pierre tombale : je ne voulais pas me retrouver entre eux une nouvelle fois.
— Hunter, qu’est-ce que tu fais ici ? ai-je demandé.
— J’ai perçu une présence malsaine dans les environs… Alors, je suis venu enquêter, c’est mon boulot. C’est toi qui as saboté mes freins, hein, Sgàth ? Et l’escalier en bois aussi, pas vrai ?
— Exact. Tu veux savoir quelles autres surprises t’attendent ?
— Pourquoi ne pas avoir eu recours à la magye ? Tu es perdu sans ta mère ? Tu n’as plus de volonté, plus de pouvoirs ?
— Je ne tenais pas à gaspiller mon talent contre toi. Je suis bien plus puissant que tu ne le seras jamais !
— Seul, tu ne vaux rien du tout. Et Morgan le sait, c’est pour ça qu’elle est là.
Avant que je puisse le détromper, Cal s’est tourné vers moi, le visage déformé par la colère.
— Morgan ! Tu m’as tendu un piège !
— Non ! Je voulais simplement te parler. Je ne savais pas qu’il viendrait.
À son tour, Hunter m’a fusillée du regard.
— Comment as-tu pu le retrouver en cachette, après tout ce que je t’ai dit ! Comment peux-tu encore l’aimer ?
— Mais je ne l’aime pas ! ai-je hurlé.
Au même moment, Cal a levé les mains et a commencé une incantation dans une langue inconnue aux accents gutturaux.
Hunter a sorti son athamé, le saphir a brillé sous les rayons du soleil d’hiver. Ils étaient prêts à s’affronter. Non ! Je ne voulais pas revivre ça, les regarder s’entretuer alors que j’étais paralysée…
Non. Cette scène-là appartenait au passé. Au passé de l’ancienne Morgan. Un flot de puissance est monté en moi telle une mer déchaînée. Il fallait que je les arrête, et vite.
— Clathna berrin, ne ith rah…
Lorsque les mots gaéliques ont franchi mes lèvres, Hunter et Cal ont pivoté vers moi, les yeux écarquillés.
— Clathna ter, ne fearth ullna stàth, ai-je continué d’une voix de plus en plus assurée. Morach bis, mea cern, cern mea.
Je savais exactement ce que je faisais : j’ai ouvert les bras en grand et j’ai regardé, avec un plaisir certain, Cal et Hunter tomber à genoux devant moi.
— Clathna berrin, ne ith rah ! ai-je crié, et ils se sont retrouvés à quatre pattes, à ma merci.
J’avais l’impression d’être une simple spectatrice de cette scène incroyable. La main toujours tendue vers Cal pour le maintenir au sol, je me suis rapprochée de Hunter.
Il n’a rien dit, mais, à voir la lueur rageuse dans ses yeux, j’ai compris que je ne pouvais pas encore le libérer.
— Lève-toi, lui ai-je ordonné. Monte dans ma voiture.
Il a obéi comme un automate. Sans relâcher mon emprise sur Cal, j’ai suivi Hunter à reculons et j’ai sorti mes clefs. Puis j’ai tracé des sceaux dans l’air – des runes qui m’étaient pourtant inconnues – afin que Cal reste immobilisé le temps que nous partions.
Ensuite, j’ai sauté derrière le volant et j’ai démarré en trombe.
* * *
Lorsque nous sommes arrivés devant chez lui, j’ai libéré Hunter. Dès qu’il a repris le contrôle de ses muscles, je l’ai senti se crisper et poser sur moi son regard brûlant.
Je n’osais pas me tourner vers lui, ni même réfléchir à ce que je venais de faire. C’était comme si mon pouvoir avait pris possession de moi, comme si ma magye m’avait contrôlée et non l’inverse. Ou bien étais-je en train de chercher des excuses pour expliquer mon intervention ?
Sans un mot, il est descendu de voiture, a claqué la portière et s’est rué à l’intérieur. À cause du jeûne – et surtout de l’énergie que je venais de dépenser –, la tête me tournait. Je me suis ressaisie et je l’ai suivi : il fallait que je lui parle.
Lorsque je suis entrée dans le salon, Sky m’a accueillie en silence en montrant du doigt l’escalier. J’ai gravi les marches quatre à quatre et je me suis arrêtée sur le palier. Je n’étais montée à l’étage qu’une seule fois, si bien que je me suis d’abord trompée de chambre. Du moins, j’espérais qu’il s’agissait de celle de Sky, puisqu’un soutien-gorge traînait sur le lit. Je me suis dirigée vers l’autre pièce, dont la porte était entrouverte, et je suis entrée sans frapper.
Hunter était allongé sur son lit, les yeux rivés au plafond. Il n’avait même pas pris la peine d’enlever sa veste et ses chaussures.
— Va-t’en, m’a-t-il lancé.
Je ne savais pas quoi dire. J’ai laissé tomber mon manteau sur le sol et je me suis allongée près de lui, sous son regard incrédule. J’ai cru qu’il allait me repousser. Il n’a pas bougé. Malgré ma timidité, j’ai posé ma tête sur son épaule, mon bras en travers de son torse, ma jambe sur la sienne. Le moindre de ses muscles était contracté.
— Excuse-moi, ai-je murmuré.
J’espérais qu’il me laisserait au moins le temps de le convaincre de ma sincérité.
— Je suis vraiment désolée. Je ne savais pas quoi faire. Je ne voulais pas que vous vous battiez comme l’autre jour. Que l’un de vous se fasse blesser… ou pire. Pardon.
Il a fallu longtemps pour qu’il se détende, et plus longtemps encore pour que sa main vienne caresser mes cheveux. Lorsqu’il m’a serrée contre lui, je me suis sentie étrangement bien, comme si je venais de trouver un véritable refuge, un havre de paix, ce que je n’avais jamais éprouvé avec Cal. J’ignorais s’il pourrait un jour me pardonner – moi, jamais je n’avais cessé d’en vouloir à Cal de m’avoir lancé un sort du même genre. Cependant, j’espérais que Hunter était plus mûr et moins rancunier que moi, et qu’il ne m’en tiendrait pas rigueur jusqu’à la fin de mes jours.
J’ai soudain compris à quel point l’opinion qu’il avait de moi, les sentiments qu’il éprouvait pour moi m’importaient. Je voulais compter pour lui autant qu’il comptait pour moi, et je voulais qu’il m’admire autant que je l’admirais.
J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai murmuré :
— Je t’aime. Je veux être avec toi. C’est la meilleure chose qui puisse nous arriver.
— Oui, a-t-il soufflé avant de m’embrasser et de m’embrasser encore.
J’ai eu l’impression qu’un nouvel univers s’ouvrait en moi. Que mon âme était infinie, intemporelle. Quand j’ai rouvert les yeux pour regarder Hunter, il émanait de lui une lumière dorée ; on aurait dit que le soleil avait trouvé refuge au fond de son cœur et lui prêtait son éclat.
C’était magyque.